La crise sanitaire a peut-être fait souffrir des transporteurs mais pas les bourses de fret qui s’en sortent plutôt bien. Certaines poursuivent même le développement de nouvelles applications. Mais résisteront-elles à la concurrence des plates-formes de commissionnaires et de transporteurs ?
Article publié le 3 mars 2021 dans L’Officiel des Transporteurs.
Selon l’Institut américain de recherche sur les transports (ATRI), les entreprises de transport routier de marchandises ont parcouru 17 milliards de kilomètres en 2019. Dont 20,1 % à vide (contre 16,6 % en 2018). Avec un coût global de 1,98 euro par kilomètre, les transporteurs routiers de marchandises auraient ainsi perdu 6,77 milliards d’euros en 2019. De même, selon Eurostat, les trajets à vide représentent 15 % à 30 % des trajets dans la plupart des États membres de l’UE. Tout l’enjeu des bourses de fret est là : réduire ce gaspillage. Depuis leur démarrage avec Teleroute à l’époque du Minitel, le succès de ces plates-formes mutualisées pour l’achat et la vente de capacités de fret entre transporteurs routiers de marchandises semble ne pas se démentir. La pandémie due au SARS-CoV-2 a-t-elle impacté les bourses de fret ? Pas sûr.
Impact limité de la pandémie
En témoigne Alpega, propriétaire de Teleroute mais aussi de l’espagnol Wtransnet et du roumain 123Cargo/Bursa : « Avec 73 000 sociétés de transport inscrites, soit plus de 250 000 membres actifs, nous avons connu en Europe une croissance de nos transactions quotidiennes de l’ordre de 12 % en 2020 à près de 200 000 en moyenne par jour », explique Vincent Pérez, directeur commercial France Marketplace pour Alpega. Même refrain chez Timocom, la bourse de fret allemande également à vocation paneuropéenne qui comptabilise 45 000 transporteurs, commissionnaires, logisticiens et chargeurs dont 135 000 membres actifs pour 82,8 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2019 : « Pour 2020 mais nous anticipons une hausse en termes tant de clients, d’utilisateurs, d’offres de fret et de véhicules disponibles que de chiffre d’affaires », détaille Steven van Cauteren, directeur de l’activité grands comptes et partenaires de Timocom.
Pour sa part, B2PWeb tient un discours plus mesuré : « Au niveau de la vente de solutions, nous avions maintenu l’activité, confie Audrey Cayetano, directrice produit chez S2PWeb, filiale de H2P, Holding Premium Professionnel, qui possède également la bourse de fret B2PWeb, essentiellement tournée vers le marché français. Nous avons subi une baisse brutale des volumes de dépose et recherche de fret surtout à l’occasion du premier confinement. Moins pour le second confinement. » Ajoutons que B2PWeb, qui a réalisé un chiffre d’affaires de près de 9,4 millions d’euros en 2019, rassemble 10 000 clients pour 36 700 utilisateurs actifs. Dans ce contexte particulier, les tendances pour 2021 consistent à consolider les acquis tout en maintenant un rythme d’évolution en termes d’innovations et de services.
Renforcer les services existants
Si les bourses de fret affichent encore une certaine solidité, il n’en va pas forcément de même pour la fiabilité de certains de leurs membres. D’où la priorité qu’accorde, pour sa part, Alpega au renforcement de la sécurité dans les 27 pays desservis. « Nous avons rajouté des contrôles au moment d’activer le compte d’un membre. Notamment en termes de solvabilité financière. Nous vérifions, par exemple, qu’il n’a pas d’impayés, insiste Vincent Pérez. Par ailleurs, nous avons aussi densifié les contrôles de la véracité des documents que les membres doivent fournir. Entre autres, les assurances marchandises que nous vérifions directement auprès des assureurs. Mais aussi les licences de transport. Dans certains pays, comme la France, c’est facile car le ministère chargé des Transports permet de les consulter en ligne. Ce contrôle est aussi relativement aisé en Allemagne, au Benelux ainsi qu’en Espagne. Mais c’est moins évident en Italie, Pologne, Grèce ou Serbie. »
L’opérateur européen mise également sur trois tableaux : « Tout d’abord l’intégration de nos trois bourses européennes car toutes nos bourses sont interconnectées. S’il le souhaite, un client Teleroute peut rendre visibles ses camions et ses lots sur nos trois plates-formes avec un seul abonnement », précise Vincent Pérez. Autre service, pour les nouveaux membres, les Business Assistants. « Il s’agit d’une personne attitrée en charge de répondre à toutes les demandes de nos clients : information d’usage, aide pour trouver un lot ou un camion, accompagnement dans l’évolution des services complémentaires. »
Intermédiation non judiciaire de recouvrement
À cela s’ajoute le service de garantie de paiement en partenariat avec Coface entre les membres de la communauté Alpega contre toute facture impayée. « Au moment de la transaction entre deux membres, celui qui réalise le transport peut souscrire en ligne notre garantie de paiement, moyennant une commission sur la facture. Il ne s’agit pas d’un recouvrement à proprement parlé mais ce service réduit les incertitudes », précise Vincent Pérez. En outre, Alpega développe aussi son service de médiation de la dette dans les cas d’impayés. Même service d’aide au recouvrement depuis 2003 chez Timocom. « Notre bureau de 30 personnes affiche un taux de réussite de 86 %, rapporte Steven van Cautere qui compte 750 000 offres de fret et véhicules par jour partout en Europe dans 24 langues et 49 pays. Si une société refuse de payer sans justification juridiquement valable, nous arrêtons son abonnement. Nous n’avons pas de ‘‘liste noire’’ mais seulement une ‘‘liste blanche’’. Nous ne faisons que de l’intermédiation non judiciaire. »
Nouvelles offres de contractualisation et de négociation
L’opérateur allemand complète la palette de ses services sur le terrain contractuel. « Après la mise en relation entre un affréteur et un transporteur sur la bourse de fret, l’application Ordre de transport permet au client d’entrer dans une relation commerciale avec engagements réciproques », détaille Steven van Cautere. L’application rassemble tous les détails contractuels ainsi que toutes les informations nécessaires à l’exécution de la commande par le transporteur. Le donneur d’ordre peut alors personnaliser son ordre de transport à 99 % à partir des centaines de cas de figure standard que le système propose en 24 langues.
En amont de la contractualisation personnalisée à partir de standard, Timocom phosphore sur une prochaine offre d’aide à la négociation sur le marché spot. « Dans la majorité des cas, les négociations s’effectuent par téléphone ou par messagerie instantanée. Le problème, c’est chronophage car on ne peut échanger qu’avec une personne à la fois. Or, dès qu’on pose une offre, le téléphone se met à sonner », remarque Steven van Cautere. Fort de ce constat, Timocom s’apprête à lancer d’ici la fin de l’année une offre qui intègre à la fois la communication digitale asynchrone et un processus d’aide à la négociation. « On pourra déposer des prix, poser des questions, peut mentionner des capacités et communiquer avec plusieurs personnes en même temps », annonce Steven van Cauteren.
Par ailleurs, Timocom s’attache, avec Track & Trace, à optimiser le traçage des marchandises durant le transport. « Nous sommes interfacés avec plus de 270 fournisseurs télématiques comme Masternaut, Scania, TomTom, Rio ou Volvo. Nous récupérons les données télématiques du transporteur depuis son système et les partageons et les couplant à un ordre de transport émis par le client. Dans son système embarqué ou dans son TMS (Transport Management System), indique Steven van Cautere. C’est toujours le propriétaire du véhicule qui accepte de partager l’information de tracing-tracking avec le donneur d’ordre. Comme nous ne sommes pas commissionnaires de transport, nous laissons aux parties le soin de s’entendre. »
Des corridors pour optimiser la recherche de fret
Dans le cadre de recherches avancées de fret, B2PWeb lance ces prochains jours une nouvelle version de B2P Optim, sa recherche de fret par corridor. Sur un trajet Paris-Marseille, le transporteur peut voir tout au long du trajet des offres de fret complémentaires calculées par des algorithmes sur la carte graphique. Ensuite, le système classe les offres par scoring : le plus gros taux de remplissage du véhicule sur le plus long trajet possible sera ainsi mieux noté qu’un petit tonnage sur une faible distance, tout en prenant en compte la capacité disponible restante dans le véhicule. Le système autorise de combiner les offres. Par exemple prendre une offre à valeur moyenne combiner à une autre également à valeur moyenne. « Dès la mi-février, la combinaison d’offres sera améliorée puisqu’il ne sera plus nécessaire de sélectionner une offre pour en voir d’autres. Ici, le système proposera une liste de combinaisons, décrit Audrey Cayetano. De même, jusqu’ici, on ne pouvait étudier qu’un seul corridor pour un même axe de recherche. À présent, sur l’axe Paris Marseille par exemple, il sera possible de choisir un corridor principal ainsi qu’un corridor alternatif. L’idée restant de multiplier les opportunités de fret. » Quant à la planification, elle s’effectue généralement à J+1 ou J+2.
Ouverte gratuitement en mai 2020 dans le cadrfe de l’opértation ‘‘Mobilisons-nous pour la sécurité’’, la plate-forme eProtocole de S2PWeb entend dématérialiser la gestion des protocoles de sécurité. La réglementation impose aux sites qui accueillent des transporteurs de leur communiquer les mesures de sécurité ainsi que le plan de circulation. Aujourd’hui, ces protocoles sont imprimés et diffusés aux transporteurs qui à leur tour doivent les compléter et les retourner signés. « Avec eProtocole, ces documents sont dématérialisés et facilement mis à jour. On ajoute le PDF du protocole, on géolocalise le lieu et on le diffuse à la communauté de prestataires via la plate-forme, décortique Audrey Cayetano. Puis les prestataires les consultent, les valident (ou les refusent) et les transmettent à leurs conducteurs via l’application mobile. Celle-ci va alors détecter que le conducteur est en approche et lui pousser le protocole à valider. » Vers mars ou avril, S2PWeb compte élaborer une version d’eProtocole qui communiquera directement avec le PC de sécurité du site. Soit via QR Code soit la plateforme si les parties y sont abonnées.
Vers une vue globale et synthétique des flux
À l’instar de Map & Truck de S3PWeb qui offre aux exploitants d’afficher sur une carte numérique l’ensemble des ressources avec leurs méta-données : localisation, historique des déplacements des véhicules et des conducteurs, vue sur les temps de conduite. « L’exploitant accède également à un système de chat avec soit un groupe de conducteurs soit un conducteur particulier tout au long de la journée, notamment pour affecter un changement de mission », indique Audrey Cayetano. Quant au conducteur, il reçoit les messages de l’exploitant sur son application mobile. Laquelle affiche en cabine du temps de conduite. En outre, B2PWeb est train de refondre sa plate-forme, tant du point de vue de l’ergonomie et des interfaces que des technologies qui sous-tendent le système. Peu à peu les nouvelles fonctionnalités viendront s’y agréger. Un groupe de 40 bêta-testeurs va accompagner ce long développement tout au long de l’année 2021 afin de remonter leur ressenti.
© Eliane Kan et Erick Haehnsen / Agence TCA
Spécialisée dans le groupage dans un rayon de 300 km dans le nord de l’Espagne autour d’Hendaye et d’Irun ainsi que dans le dégroupage sur toute la France, la société Transports J Et PH Lapègue (CA : 4,5 millions d’euros en 2020, 45 salariés, 24 camions) basée à Hendaye (64) doit lutter contre les prix bas exercés par ses compétiteurs espagnols, portugais et polonais. Surtout pour les trajets de retour. « Nous sommes en constante recherche de fret pour compéter nos chargements sur des distances de 300 à 1 200 km, explique Pierre Lapègue, le responsable d’exploitation. Nous modifions sans cesse le planning au Jour J mais le plus souvent à J+1 ou J+2. » La société est abonnée à B2PWeb et Teleroute. « B2PWeb est notre principal outil de recherche de fret moteur n°1. Teleroute propose plus d’offres mais les prix sont plus bas car ce sont des Espagnols qui les déposent. En fait, les deux écrans sont allumés en permanence de 7h00 à 20h30. D’autant que les annonces sont souvent identiques d’une bourse à l’autre. De même, nous déposons systématiquement sur les deux bourses. Beaucoup de transporteurs font comme nous. »
© Erick Haehnsen / Agence TCA
Verbatim de Jean-Claude Plâ, président de Vingeanne Transports (30 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2019), spécialisé dans la distribution, la commission de transport et la logistique pour l’industrie et l’e-commerce.
« Aujourd’hui, nous voyons fleurir de plus en plus de plateformes qui mettent en relation les transporteurs et les chargeurs. Comme Sennder, Project44, Upply, Chronotruck et bien d’autres encore qui proposent des fonctionnalités de type réseau social. Les bourses de fret devraient s’en inspirer. En effet, aujourd’hui lorsque nos collaborateurs déposent une offre sur Alpega, B2PWeb ou Timocom, ils sont passifs et ne savent pas si elle sera consultée.
« Au contraire, les nouvelles plate-formes, de leur côté, se montrent proactives. Elles vont pousser leur offre vers les transporteurs les plus pertinents, en tenant compte notamment de leurs trajets habituels. Cette nouvelle façon de faire devrait plaire aux jeunes générations qui ont l’habitude de travailler constamment sur leur écran. En outre, à mon avis, B2PWeb devrait réfléchir sur une solution innovante qui réponde aux nouveaux besoins du marché et notamment aux besoins des chargeurs. À l’instar d’Alpega et Timocom. Je sais qu’une partie de la profession y est réticente. Mais on peut penser que le marché spot n’intéressera qu’une partie du flux des chargeurs qui auront toujours besoin d’un partenariat fort avec leur transporteur. »
© Propos recueillis par Eliane Kan / Agence TCA
Avec d’un côté le mastodonte XPO et les 1 800 professionnels de sa division informatique, et de l’autre, sennder qui vient de lever 160 millions de dollars, le monde des bourses de fret risque d’être bousculé.
« Pour les transporteurs, l’idéal c’est d’avoir le client en direct mais, souvent, les bourses de fret assurent quand même au moins 10 % de leur chiffre d’affaires, estime Vincent Landry, responsable de la commission communication au réseau Astre. Les bourses de fret ont certes amélioré leur fiabilité et l’ergonomie de leurs interfaces. Elles ont aussi rajouté beaucoup de nouvelles fonctionnalités. Cependant, leur modèle vieillit. Notamment parce qu’elles ne s’adressent pas aux chargeurs et aux expéditeurs. »
Message reçu 5/5 par XPO. Sa la plateforme Connect est « ouverte depuis 18 mois. Elle référence 65 000 transporteurs dans le monde. Ce qui représente 1 million de camions, assure Jean-Emmanuel Mongnot, DG transport France chez XPO Logistics. Les opérations européennes ont démarré au dernier trimestre 2019. « En quelques mois nous sommes passés de 50 connexions/par jour à 30 000 ! », poursuit Jean-Emmanuel Mongnot. En témoigne Innotech, fournisseur britannique d’équipements et consommables pour les imprimeurs grands formats qui opère dans toute l’Europe à partir du Royaume-Uni, de la France et de l’Italie : « La maison mère nous envoie un camion complet par semaine à l’entrepôt de Saint-Just-Saint-Rambert (42) de XPO. De là partent jusqu’à 10 expéditions par jour vers toute l’Europe, explique Daniel Casavecchia, commercial chez Innotech. La plate-forme Connect nous permet de suivre en temps réel où en sont nos commandes et nos livraisons sur une cartographie globale. Nous pouvons aussi envoyer un lien à nos clients. Plus besoin alors de les informer trois à quatre fois par jour. Ils peuvent le faire eux-mêmes ! »
Une chose est sûre : le ticket d’entrée des plates-formes numériques pour l’échange de fret ne sera de plus en plus cher. « XPO investit 550 millions de dollars chaque année dans le numérique », reprend Jean-Emmanuel Mongnot. De quoi financer 1 800 experts du digital, notamment pour la plate-forme Connect Même les challengers comme la scale-up berlinoise sennder suivent cette inflation. Ayant levé 160 millions de dollars en janvier dernier, elle en destine 100 millions à la plate-forme de commissionnaire de transport du français Everoad, racheté en juin dernier et rebaptisée sennder France.
© Erick Haehnsen / Agence TCA