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Jumeaux numériques : nouveaux paradigmes de
l’optimisation de tournée

Récente, la solution Tao offre une sectorisation stratégique dédiée à la messagerie pour réduire les émissions de CO2. © Kardinal
Récente, la solution Tao offre une sectorisation stratégique dédiée à la messagerie pour réduire les émissions de CO2. © Kardinal
Article publié dans le magazine l'Officiel des Transporteurs - Le 20 septembre 2022

En collectant les données des entreprises, les jumeaux numériques offrent une réplique digitale du fonctionnement d’une entreprise de transport. Mettant en œuvre différentes technologies de l’intelligence artificielle, ces Digital Twins utilisent l’information en temps réel pour calculer leurs propositions d’optimisation en continu. Prochain défi : agir au niveau d’un territoire.

À mesure que l’intelligence artificielle se développe pour optimiser la prédiction des logiciels métiers du transport et de la logistique, les jumeaux numériques (Digital Twins) gagnent du terrain dans la transformation digitale des entreprises… Utilisés au départ dans les industries mécaniques (aéronautique, automobile, construction navale…), les jumeaux numériques ont servi à simuler de façon hyper-réaliste des phénomènes physiques comme la thermodynamique, la résistance mécanique ou l’aérodynamique. Enjeu : économiser des ressources et du temps en réalisant des prototypes et des crash-tests virtuels plutôt que physiques. À présent, le transport routier de marchandise (TRM) et la logistique veulent aussi tirer profit de la gémellité digitale. À ceci près : grâce aux données métiers (commandes ordres de transport, factures, données GPS, description des véhicules…), il s’agit ici de bâtir une réplique digitale d’une organisation (entrepôts, schémas de transport, gestion de tournées, diversification des flottes de véhicules…) afin pour simuler et prédire les scenarii qui aideront à prendre de meilleures décisions.

Une modélisation temps réel avec données réelles

« Modéliser l’organisation d’une entreprise vise à comprendre les impacts organisationnels et financiers qu’opèrent les changements : une nouvelle offre commerciale, l’augmentation des volumes à transporter en raison d’un nouveau client, l’impact d’une flotte de véhicules électriques… », lance Jonathan Bouaziz, PDG de Kardinal qui édite des solutions d’optimisation des tournées afin d’aider les transporteurs à réduire leurs coûts et améliorer leur impact environnemental. « Jusqu’ici, les jumeaux numériques travaillaient essentiellement en utilisant des données théoriques, se contentant d’établir des moyennes. Or, sans données réelles, les jumeaux numériques sont des représentations fausses », explique le patron de cette start-up parisienne créée en 2015, qui a levé début juillet 10 millions d’euros en série A auprès de BGV, Plug & Play et Cap Horn Invest, après un tour de table de 2 millions d’euros en 2019 qui a permis de développer sa première plateforme SaaS.

Jonathan Bouaziz (Kardinal). « Comme notre solution est en SaaS, le client peut commencer à faire tourner différents scénarios au bout de deux semaines. » © Kardinal
Jonathan Bouaziz (Kardinal). « Comme notre solution est en SaaS, le client peut commencer à faire tourner différents scénarios au bout de deux semaines. » © Kardinal

Pour construire le jumeau numérique de son client, Kardinal récupère l’historique de données (export CSV) des six derniers mois : lieux d’enlèvement, de livraison, dates, volumes, poids, clients B2B, clients B2C, contraintes particulières, parc de véhicules disponibles, temps d’opération… Puis, la société prépare à la donnée à être exploitée par l’intelligence artificielle. « Nos algorithmes opèrent automatiquement des ‘‘redressements’’ statistiques sur les 10 % de data qui ne sont pas utilisables tels quels pour y appliquer notre approche probabiliste », reprend Jonathan Bouaziz. Comme la solution est en SaaS, le client peut, au bout de deux semaines, commencer à faire tourner différents scénarios. « Par exemple, calculer l’impact de la conversion d’une flotte qui intègre cinq nouveaux véhicules électriques, modéliser l’implantation d’un sous-dépôt pour les périodes de pic ou calculer l’impact d’un nouveau client en germes de coûts », poursuit Jonathan Bouaziz.

Point fort de Kardinal, Aro, sa solution d’optimisation de tournées, fonctionne en continu à partir de données réelles. « C’est le seul optimiseur de tournées en temps réel que nous ayons trouvé sur le marché », estime Benjamin Legendre, directeur d’exploitation chez Novea/Sterne City, spécialisée dans la course expresse, la logistique urbaine, la distribution de plis et colis et la livraison du dernier kilomètre. Lequel réalise plus de 3 200 courses par jour. « Surtout, toutes les tournées sont recalculées en permanence », renchérit Baptiste Demailly, chef de projet chez Orange Web. En outre, Kardinal prend en compte certaines contraintes comme les horaires d’enlèvement ou de points de livraison. Selon l’éditeur, Aro accroît la productivité de 30% et réduit les émissions de CO2 d’autant. De quoi séduire des clients comme DPD Group, Eurofins, le groupe Mauffrey, Séché Environnement et le groupe Sterne. L’année dernière, Kardinal a quintuplé ses ventes ! Dernière offre : Tao, une solution de sectorisation stratégique dédiée à la messagerie pour éviter au secteur d’augmenter de 6 millions de tonnes les émissions de CO2 dans l’atmosphère. Tandis que les volumes du dernier kilomètre devraient croître de 78 % d’ici à 2030.

Construire le modèle le plus proche possible de la réalité

Comment assurer l’ensemble des livraisons lorsqu’une agence ferme et qu’une autre passe de cinq à deux quais ? Comment intégrer un nouveau client ? Quel sera l’impact de la période des soldes, des pics d’activité de fin d’années ? Créée en 2015, la start-up parisienne DCbrain, qui emploie 25 salariés, tente de répondre à toutes ces questions d’optimisation des plans de transport. Baptisée Ines (Intelligent Network Solution), sa plateforme SaaS combine les technologies de l’Intelligence artificielle (Machine Learning, Deep Learning et Reinforcement Learning) aux bases de graphes relationnels qui se révèlent capables d’intégrer la complexité d’un réseau logistique. « Aujourd’hui, le système informatique, généralement transactionnel, des entreprises n’a pas été conçu pour exploiter leurs données. D’où la multiplication de fichiers Excel à l’efficacité limitée… », constate Benjamin de Buttet, PDG de DCbrain qui a levé en juin dernier 5 millions d’euros auprès de sociétés de capital-risque (Statkraft Ventures, Breed Reply) et de ses actionnaires historiques (Aster, BPIFrance, Cowi, EIT InnoEnergy) pour développer Ines à l’international.

Particularité d’Ines, construire un jumeau numérique dynamique du réseau physique du transporteur ou logisticien, alimenté par des données réelles qui proviennent des capteurs installés sur le réseau. Grâce aux bases de données de graphes relationnels, le Digital Twin gère la complexité du réseau. De quoi simuler l’impact d’une perturbation sur un point du réseau qui va se propager en amont comme en aval. Autres fonctionnalités : anticiper les comportements du réseau, détecter les anomalies, simuler les évolutions potentielles du réseau physique, calculer leurs impacts et augmenter le rendement du réseau.

Stef s’est posé la question : comment optimiser ses plans de traction entre plus de 70 entrepôts et avec de nombreuses contraintes inhérentes au métier du TRM ? « Tous les jours, nous allons collecter des marchandises dans environ 9 000 sites de production en France qui seront ensuite distribués dans 100 000 points de consommations », explique dans une vidéo sur Youtube Damien Chapotot, directeur général adjoint de Stef qui, dans le passé, n’était pas parvenu à modéliser son réseau en raison de sa taille et sa complexité. « Avec Ines, nous relions les agences entre elles et coordonnons les tractions entre les différents sites », souligne Bernard Leignel, directeurs des métiers du transport chez Stef. Ainsi, le groupe table-t-il à moyen terme sur une réduction de 5 % à 10 % de ses émissions de CO2. Un progrès significatif sachant que Stef veut réduire ses émissions de 30 % d’ici 2030.

Passer à l’échelle de la logistique urbaine durable

Aussi performants soient ces jumeaux numériques, ils se cantonnent, pour l’heure, à des entreprises individuelles. Très peu d’acteurs s’attaquent à modéliser des écosystèmes à l’échelle d’un territoire. Cependant, citons l’éditeur allemand PTV (CA : 130 millions d’euros ; effectifs : 800 collaborateurs) qui réalise des simulateurs digitaux aussi bien pour les transporteurs et les logisticiens que pour les municipalités. « Reste qu’aujourd’hui, aucun territoire ne sait quelles marchandises y sont transportées ni en quels volumes ni par quels opérateurs ni pour quels destinataires », reprend Didier Scellier.

L’éditeur allemand PTV réalise des simulateurs digitaux aussi bien pour les transporteurs et les logisticiens que pour les municipalités. Ici pour Heidelberg en Allemagne 
© PTV
L’éditeur allemand PTV réalise des simulateurs digitaux aussi bien pour les transporteurs et les logisticiens que pour les municipalités. Ici pour Heidelberg en Allemagne © PTV

D’où l’intérêt du projet Evolue, (Engagement volontaire pour une logistique urbaine durable) porté par France Supply Chain, l’Institut du commerce et Demeter sur un appel à projet de la région Île-de-France. Démarré en 2020 pour une durée de trois ans, Evolue vise à collecter des données réelles, créer un modèle numérique avec les solutions PTV Visum et PTV Xserver dans le but de prendre des décisions politiques. « Aujourd’hui, lorsque les politiques imposent des contraintes réglementaires en livraison urbaine, ils le font à l’aveuglette, estime Fabien Esnoult, PDG du cabinet conseil SprintProject, qui participe au projet. Pour sa part, Evolue fournira une idée précise des horaires, typologies de flux (e-commerce, alimentation, frais…) et des volumes de marchandise. Quant au modèle, il permettra de simuler différentes hypothèses puis de proposer des solutions qui conviennent. »

Capable de rassembler une vingtaine d’acteurs, parfois concurrents entre eux, le projet déploie son expérimentation en analysant les données de 400 tournées par jour, soit plus de 6 000 livraisons et ramasses sur un territoire de huit communes du Grand Paris Ouest Seine : Boulogne-Billancourt, Chaville, Issy-les-Moulineaux, Marnes-La-Coquette, Meudon, Sèvres, Vanves et Ville-d’Avray. Soit un bassin de 325 000 habitants, 73 000 km de voirie et près de 1 700 établissements.

Les PTV Visum et PTV Xserver seront utilisés dans le cadre du projet Evolue de jumeau numérique à l’échelle d’un territoire. © PTV

Précision de taille : « Il a fallu pratiquement un an au cabinet d’avocats LLC pour créer la confiance entre les parties prenantes en garantissant que les données des transporteurs et logisticiens seront bien anonymisées », insiste Didier Scellier. De son côté, la région Île-de-France a annoncé qu’elle mettrait son jumeau numérique à la disposition d’autres territoires. D’ores et déjà, Blois et Nice se montreraient intéressées.

© Erick Haehnsen