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La blockchain cherche à notariser le transport et la logistique

Avec deux macro-projets en expérimentation, le transport maritime donne le la des usages de la chaîne de blocs dans le secteur du transport et de la logistique. A la clé, un gain de transparence sur les transactions, des gains de productivité en matière de traitement documentaire… et des opportunités pour les TPE et PME du TRM.

« En cas de conflit, les industriels, les destinataires, les acteurs du transport et de la chaîne logistique qui travaillent ensemble ont besoin d’un notaire pour établir la vérité. C’est tout l’intérêt de la blockchain : elle certifie toutes les transactions surtout si des objets connectés [Internet of Things (IoT)] automatisent la remontée d’information sans contestation possible, explique Philippe Deysine, délégué général de Novalog, le pôle de compétitivité dédié à la logistique basé en Normandie (au Havre et à Saint-Etienne-du-Rouvray) qui a commencé à expérimenter la chaîne de blocs il y a quatre ans. La blockchain notarise les échanges sans notaire. Donc pour moins cher puisque le traitement d’une transaction revient à près de 20 centimes »

Besoin de massifier les échanges pour rentabiliser l’infrastructure

Malgré ces promesses, la technologie ne convient pas à toutes les situations. En témoigne Gefco qui a jeté l’éponge. « Nous avons lancé un pilote en 2018 avec un client pour mieux suivre certaines pièces de rechange entre la France et le Maroc. Or nous nous sommes rendus compte que ce suivi pouvait être réalisé sans blockchain, confie Capucine Tourrenc-Le Tréguilly, responsable des projets stratégique d’innovation chez Gefco. Le coût de la blockchain s’est révélé bien plus élevé qu’avec une technologie conventionnelle. »

Que s’est-il passé ? Qu’est-ce qui a fait exploser la facture ? En fait, tout un ensemble de coûts : la plateforme digitale, le cryptage des informations, le processus pour valider chaque nouvelle transaction par les blocs de toutes les transactions précédentes… « Cela revenait trop cher par rapport au prix d’une pièce de rechange », reprend Capucine Tourrenc-Le Tréguilly. Du coup, pour ce client, cette infrastructure montée avec la société Stratum ne pouvait convenir que pour tracer des pièces plus onéreuses ou dans le cadre d’un réseau d’intervenants suffisamment nombreux pour faire baisser le prix du traitement de la transaction. « En revanche, la blockchain pourrait faire réduire de 20 % le coût des processus douaniers. A cet égard, il existe plusieurs processus mais ils ne sont pas coordonnés. Il faudrait que l’Europe se saisisse de cette question », poursuit Capucine Tourrenc-Le Tréguilly.

Des expérimentations françaises

En France, l’implémentation de la chaîne de blocs se cantonne aux expérimentations. A l’instar du projet lancé au Havre le 10 juillet dans le cadre du programme fixé par Trafis Lab, le laboratoire de recherche public-privé (échanges internationaux, sécurité, numérique et l’intelligence artificielle). Le port du Havre mais aussi Haropa (complexe rassemblant les ports du Havre, de Rouen et de Paris dans un GIE) se sont alliés à l’éditeur Soget afin de sécuriser les marchandises dangereuses qui traversent par le port. Après une étude réalisée avec l’Institut supérieur d’études logistiques (Isel) et l’Université du Havre, un premier prototype est en cours de conception. « L’intérêt consiste, entre autres, à vérifier que toutes les dispositions réglementaires sont correctement suivies. En cas de litige, chacun pourra voir à quel endroit se situe le maillon faible », indique Philippe Deysine de Novalog.

Phillipe Deysine, délégué général de Novalog :
« La blockchain notarise les échanges entre les acteurs du transport et de la logistique…
sans notaire! Donc pour moins cher.« 
©Novalog

Le second projet, MeRS (pour Méditerranée-Rhône-Saône) est porté depuis par la délégation interministérielle au développement de l’axe portuaire et logistique Méditerranée-Rhône-Saône. L’idée consiste à étudier comment améliorer le transport de marchandises et faciliter sa massification grâce à la blockchain. Parmi les participants, on compte la Banque des territoires (Caisse des dépôts), Voies navigables de France (VNF), la Compagnie nationale du Rhône (CNR) et le Grand port maritime de Marseille (GPMM). Quant à la mise en œuvre de l’expérimentation, elle est assurée par trois entreprises spécialisées : Marseille Gyptis International (MGI), éditeur de systèmes d’information portuaire, Buy Co, qui fournit des solutions numériques aux chargeurs, et Keeex, spécialiste de la blockchain. Des chargeurs, transporteurs et logisticiens, qui se sont réunis au sein d’un consortium, sont aussi associés en tant qu’utilisateurs du pilote. La solution permettra de partager des données entre les acteurs et de sécuriser l’échange de documents.

La locomotive du transport international

Une chose est sûre : les géants américains du digital, comme IBM et Oracle, ont une sacrée longueur d’avance. En effet, ils ont industrialisé des technologies qu’ils expérimentent à grande échelle. Dès 2015, Big Blue a ainsi mis à la disposition de la communauté internationale Hyperledger Fabric, un environnement de développement en logiciel libre (Open Source Software) qui sert à fabriquer des chaînes de blocs verticales. « Grâce à ce socle, nous avons ainsi des centaines de cas d’usage à notre actif », précise Luca Comparini, responsable blockchain chez IBM France. Citons we.trade, le service de la Joint Venture (société commune) fondée par douze grandes banques européennes – CaixaBank, Deutsche Bank, Erste Group, HSBC, KBC, Natixis, Nordea, Rabobank, Santander, Société Générale, UBS et UniCredit. Démarrée en 2018, la plateforme dématérialise les processus de crédit documentaire, à savoir le dossier qui, dans le transport international, finance les éventuels impayés. Traditionnellement, il y a quatre acteurs dans cette chaîne de métiers : l’exportateur, l’importateur et chacune de leurs banques. « En pratique, on rajoute également les transporteurs, les autorités douanières… Ce qui, au total, fait beaucoup d’acteurs et beaucoup de paperasse !, soulève Luca Comparini. we.trade propose de réduire le coût et la complexité du « crédit doc » en massifiant les échanges d’un grand nombre de petits acteurs (exportateurs, importateurs, transporteurs, logisticiens…) au sein du registre immuable (Ledger) de la blockchain. » Quant aux petits transporteurs routiers de marchandises, ils peuvent intervenir sur we.trade à condition de passer par leur banque.

Des géants du conteneur maritime jusqu’aux petits transporteurs

IBM ne s’arrête pas là. Avec TradeLens.com, développée avec A.P. Moller et Maersk, le géant du numérique mondialise la digitalisation du transport conteneurisé. Commercialisée depuis fin 2018, cette plateforme rassemble plus de 170 participants dont cinq parmi les six plus grands transporteurs maritimes : Maersks, CMA-CGM, Hapag Lloyd, MSC et One (Ocean Network Express) qui, à seuls, couvrent 60 % du transport maritime conteneurisé mondial. La plateforme embarque aussi 600 ports et terminaux dans le monde, des transitaires, des commissionnaires de transport, des autorités douanières, des expéditeurs, des importateurs, des chargeurs industriels DuPont, Tetrapack ou Dow Chemicals… « TradeLens assure tout d’abord la traçabilité des conteneurs de bout en bout. Ce qui génère la transparence et la confiance entre les parties prenantes. C’est important d’y faire participer les transporteurs maritimes mondiaux car ce sont eux qui génèrent le plus de retards et d’irritants, souligne Jean-François Michalczyk, membre de l’équipe d’accueil des membres de TradeLens chez IBM. En un an, la plateforme a partagé plus de 700 millions d’événements liés au transport de 20 millions de conteneurs et 6 millions de documents. »

TradeLens compte deux types majeurs de participants : ceux qui publient de la donnée, à savoir les membres du réseau que sont les cinq géants du transport maritime, les terminaux portuaires, les gestionnaires de port, les douanes et autorités gouvernementales. « Ces membres ne paient pas et accèdent à la visibilité sur les flux de conteneurs qui les concernent, détaille Jean-François Michalczyk. Viennent ensuite les expéditeurs, les transitaires, les commissionnaires de transport, les sociétés du crédit documentaire ainsi que les banques et les assurances qui paient pour accéder à la visibilité sur les flux. » Pour leur part, les TPE et PME du TRM peuvent elles-aussi poster de la donnée de transport sur la plate-forme mais aussi en bénéficier gratuitement. « Le transporteur saura si le porte-conteneur qu’il attend aura du retard, donc à quelle heure il se rendra au terminal. En cas d’aléas, il évitera d’attendre des heures pour rien, insiste Jean-François Michalczyk. De même, en accédant à la gestion documentaire de la plateforme, il saura si le conteneur qu’il doit enlever est dédouané ou pas. »

La plateforme TradeLens assure la traçabilité des conteneurs de bout en bout. Ce qui génère la transparence et la confiance entre les parties prenantes.
©IBM

Une plateforme concurrente basée sur la même technologie

De son côté, Oracle recourt également à HyperLedger Fabric pour développer ses propres offres. Dont CargoSmart qui concurrence frontalement TradeLens auprès des mêmes cinq transporteurs maritimes de conteneurs. « Grâce à notre plateforme, les acteurs ont pu accroître de 30 % en un an leur productivité dans le traitement des échanges documentaires, notamment le crédit documentaire, fait valoir Anna Centeno, responsable de centre d’innovation chez Oracle qui, à l’instar d’IBM a élaboré un environnement de développement de plateformes verticales métier, Oracle Blockchain Platform – d’où est issue CargoSmart. La différence, c’est que notre offre est conçue d’emblée pour le Cloud tandis que celle d’IBM réclame des déploiements longs, complexes et coûteux. »

Anna Centeno (Oracle) :
« La plateforme CargoSmart est conçue d’emblée pour le Cloud. »
©Oracle

Du côté des chargeurs, utiliser les deux chaînes de blocs concurrentes ne pose pas de problème de conscience. Témoin Volvo Cars qui a annoncé en novembre dernier mettre en place deux plateformes pour tracer le cobalt utilisé dans les batteries au lithium de ses véhicules électriques. Pour y parvenir, le constructeur s’allie avec ses deux fournisseurs mondiaux de batteries, le chinois CATL et le coréen LG Chem. C’est avec Oracle et Circulor que la chaîne d’approvisionnement de CATL instrumente sa traçabilité, après une expérimentation réussie cet été. Pour sa part, celle de LG Chem reposera sur le réseau Responsible Sourcing Blockchain Network (RSBN) élaboré avec RCS Global et IBM.

La plateforme Cargo se base sur HyperLedger Fabric, la technologie de blockchain qu’IBM a élaborée et mise en logiciel libre.
©Oracle

Des applications verticalisées dans l’agro-alimentaire

Après l’automobile, la chaîne de bloc intéresse aussi le secteur de l’agroalimentaire afin d’accroître la confiance tout au long de la chaîne d’approvisionnement alimentaire en traçant chaque ingrédient de la récolte dans les fermes, jusqu’aux transformateurs, aux supermarchés et aux restaurants. C’est le cas de l’initiative Food Trust est née aux États-Unis avec le distributeur Walmart vers 2016 et IBM. En permettant à chaque acteur de la chaîne d’apporter de l’information, on peut voir comment l’ingrédient devient un produit. « C’est intéressant en cas de crise sanitaire », insiste Luca Comparini, notamment en cas de rupture de la chaîne du froid. Puis Walmart a trouvé plus opportun que Food Trust dépasse son propre périmètre. Du coup, des géants comme Nestlé, Unilever ou Carrefour sont venus co-construire la plateforme qui a été lancée en octobre 2018. En France, des QR Code intègrent les informations de la chaîne logistique issues de la blockchain sur l’emballage de certains produits. A quand celles des transporteurs ?

Au final, l’impact de la chaîne de blocs dans le transport et la logistique ne se limite pas au seul gain de productivité. « La transparence qu’elle implique conduit les acteurs à revoir leur propre organisation concernant leur aptitude à tenir leurs engagements, décortique Philippe Deysine. Les acteurs qui maîtrisent leurs processus vont progresser davantage. Pour les autres, plus équilibristes, la situation sera plus difficile. »

TransChain : faire converger blockchain et EDI

Pour Pierre Banzet, PDG de la start-up française TransChain qui devrait mener une expérimentation avec la FNTR, la chaîne de blocs suscite une démarche collective mais les acteurs du transport et de la logistique, en majorité, ne sont pas prêts. « Ils sont entre le marteau des chargeurs et l’enclume des destinataires. Ils subissent leur digitalisation sans pouvoir imposer la leur. » Fort de ce constat, la jeune pousse, qui a exposé au dernier CES de Las Vegas, fait converger blockchain et EDI. « Cela permet d’uniformiser les transactions en conservant les messages structurés des EDI (commande, livraison, factures, identification des acteurs…), de réduire le coût à la transaction et de savoir où sont les marchandises. » Pas étonnant qu’elle soit en train de lever un million d’euros.

Pierre Banzet, PDG de la startup française TransChain :
« La blockchain suscite une démarche collective »
©TransChain

©Erick Haehnsen